C’est avec beaucoup d’humilité que je me tiens devant vous pour vous remercier tous de l’insigne honneur que vous m’avez fait en organisant cette prestigieuse cérémonie d’hommage.
Je commencerai par l’immense travail abattu par mes anciens étudiants. Sous le dynamique leadership de Madame Parfaite DJOGBENOU, tout un travail souterrain a été fait sur le plan national et international pour rassembler des témoignages et pour prier celles et ceux qui ont accepté d’y participer de ne point m’en parler.
Dans le même temps et parallèlement, le Laboratoire d’Etudes Africaines et de Recherche sur le FA (LAREFA), sous la direction du Ministre et Professeur Mahougnon KAKPO avait déclenché de manière très efficace une confidentielle et multidimensionnelle activité comportant le lancement de livres, la remise du PRIX LAREFA 2021.
Pour moi ce prix a une valeur inestimable parce qu’au moment de l’introduction de la littérature africaine dans le programme des études secondaires, nos collègues et devanciers n’avaient pratiquement pas fait des études dans la littérature orale et dans la littérature écrite africaine francophone. Il avait fallu organiser un colloque à l’intention de nos aînés. Il avait fallu organiser une exposition-vente de livres et faire venir des écrivains africains, antillais et des représentants de maison d’édition (Présence Africaine, Éditions Silex, les Éditions du Seuil etc.)
Lors du colloque d’initiation des collègues à la littérature orale nous leur avons lu le poème que voici intitulé
Paroles Ésotériques
Ce n’est plus le temps qui passe
Rien n’est jamais passé par là.
C’est moi qui glisse dans l’espace
Ralentissant au maximum
La randonnée qu’éveillent mes pas,
Et mes quatre dimensions
Ne peuvent contenir
Les hectares d’effluves que je veux humer.
Les miens voient des tas de saveurs
Que ma langue
Fait échoir sur le rebord de nos chemins.
Mais moi je n’ai plus le temps.
Je puise surprise et hasard
Dans les grottes de mes rêves
Je suis né des mille et une combinaisons
Que le code de la route aurait pu prendre
Et quand je présente ma surface
Elle n’a aucune profondeur.
Et c’est pour cela que je vous écris.
Dans le chaos de mon espace intérieur
Il me faut mon propre désordre
Et sans aucune référence du temps
Qui réduit l’épaisseur de mes évanescences
Tue mes divagations
Impose une direction
À mes enfants qui s’éparpillent
Sur le gazouillis des pinsons.
Pour protester
Je déclenche à volonté des éclampsies
Et mon sablier court le guilledou
Et à six heures
Je me présente à mes rendez-vous de minuit
Car mon temps
N’est pas millimétré.
Il a l’élasticité de la durée
Et aucune sommation ne m’obligera
À coincer ma rondeur
Dans des racines carrées.
Et ma glotte
Est composée de pensées avortons
Qui font des tatouages
Autour de mon nombril ;
Et en vous faisant faire
Le tour du locataire
Je vous demande de faire comme chez vous
En espérant
Que vous ne quadrillerez pas ma vie
Avec vos fuseaux horaires.
Et je me rappelle que MANDELA
A espacé la renaissance de son temps
Et on a eu beau essayer
On n’a pas réussi à implanter
Le passage clouté du désespoir
Dans ses pensées.
Il n’y a pas de calendes grecques
Dans son isoloir ;
Et ne résonne dans sa tête
Que la date que CHAKA a fixée pour son peuple.
Dans chacune de nos têtes
Nous avons logé tout l’univers
Mais notre espace intérieur
Se n’est guère rempli.
Comme les miens
Je suis allé voir ADJALLA qui veillait au grain.
Et il m’a laissé choisir
L’espace de mes pensées.
Le temps n’existait pas.
Et ADJALLA le grand potier
M’a fait libre. Et Ifa dieu de la divination était là
Sous le grand arbre du destin
Adjalla m’a dit de sélectionner
mon TA , mon CHI ,mon ORI
Y’en avait en fonte, en bronze
Y ‘en avait en béton armé
Y’ en avait en argile
Y’en avait qui avait subi l’épreuve du feu
y’en avait de zébré
de fêlé
Y’ en avait d’intact.
Nous hésitions
Mais chez Adjalla et IFA le temps c’était tant pis.
Nous étions des millions
À faire le choix
Avant la grande descente
Vers la matrice de nos mères.
Et Adjalla chantonnait :
Conduis-moi
Guide-moi
Doucement.
Lentement
Dans la pirogue du temps.
Rameur,
Conduis-moi doucement,
Dans l’espace que j’occupe
Dans ta pirogue
Je ne peux que supplier.
Dans ta pirogue
Il y a tous mes biens
Et je n’en veux pas.
Je te les donne
Car je ne sais nager,
Conduis-moi, guide-moi donc
Vers la rive de ma liberté
Emmène-moi tout doux
Vers les horizons sans fin
De mon espace intérieur.
J’ai mon TA Fon
J’ai mon ORI yoruba
J’ai mon CHI ibo
Comme toi.
Mais Adjalla m’a laissé libre
Toute une éternité
Pour choisir la pirogue et le rameur.
Maintenant je suis libre
Et prisonnier de mon choix
Car Bonou le caïman est là qui guette
Et je ne sais nager.
Rameur,
Je suis terrien,
Les pieds sur la terre ferme
Je parlerai
Pour le moment ma parole est plainte
Je n’ai pas le temps
Car ton vaisseau est ma prison
Et moi je suis en quête
De mon espace intérieur.
Guide-moi,
Conduis-moi donc
Vers les berges de l’hospitalité.
Avant toi
Avant ADJALLA et IFA
J’avais rencontré ESHU.
Et en riant il m’avait montré
À moi et aux légions des miens
Un grand verger
Rameur,
Sous mon calme
Couvent les braises de l’impatience ;
Écoute-moi donc.
Des fruits d’or criaient
Cueille-nous! Cueille-nous !
Nombre des miens se sont précipités
Sur les fruits mordorés.
Nous autres nous savions d’instinct
Que la randonnée serait longue
Et nous avons cueilli
Des fruits mûrs mais verts de silence.
Les fruits d’or étaient pourris
Et sans viatique,
Ils sont morts en chemin.
Morts de faim, mes frères au goût doré.
Conduis-moi,
Guide-moi donc
Rameur,
J’ai un long chemin à faire.
Oui, avant toi, piroguier,
J’avais rencontré ALAGBARA.
Mes frères survivants étaient là
Et Alagbara a eu pitié
De nos yeux caves.
Il nous a montré à chacun, avec sa verge,
Des cases closes.
Ne sortait de l’une qu’un fil d’argent
Et une grosse corde traînait devant l’autre.
Rameur,
Tout doux, tout doux
Conduis-moi
Guide-moi donc.
Dans ta pirogue, je ne suis qu’une fiente
Dans ma tête,
S’étalent les prairies de la liberté.
Presque tous mes compagnons
Ont choisi le fil argenté.
Et s’arc-boutant ils l’ont tiré.
Quelques-uns et moi,
Avons choisi la solidité de la corde de jute.
ALAGBARA a ouvert la première porte
Et les fauves
Libérés des fils argentés
Ont dévoré mes frères.
Nous étions des multiples au départ,
Nous étions des millions,
Nous étions des légions.
Chacune et chacun avec son
ORI,
TA,
CHI.
Nous autres
Nous avons tiré nos cordes rugueuses
Et des chevaux sont venus à nous.
Longue est ma randonnée ;
Rameur,
Conduis-moi doucement
Guide-moi lentement
Vers la conquête de la dignité.
Rameur,
Tout doux, tout doux,
Je ne sais si tu es prêtre du VODUN ;
Je ne sais si ta femme
Est prêtresse d’ORISHA,
Car sur le chemin de la vue
Mon proverbe a enragé
Le maître du couvent
Mes paroles ont mis en transe les Initiés
Et pourtant
Et pourtant
Ami Rameur,
Si tu t’encordes pour grimper
Dans le palmier des paroles d’antan,
Si tu t’encordes pour aller chercher
Le vin de palme de ton héritage,
Assure-toi bien de ton équilibre.
Coupeur de feuilles de palmes
Cueilleur de régimes de palmistes
Assure-toi de ton équilibre.
Celui qui s’élève
trahit les lois des bipèdes
Et dégringole.
Si tu tombes et te fêles le péroné
Laisse les Voduns tranquilles
Laisse les Orishas tranquilles
Adjalla ne t’a rien fait
Eshu n’est point coupable
Alagbara n’est guère responsable.
C’est Toi qui n’as pas consulté IFA !
Coupeur de feuilles de palmes
Cueilleur de régimes de palmistes
Laisse
Ton ORI
Ton TA
Ton CHI
Dormir en paix.
Rameur,
Si tu penchés trop sur l’eau
Si tu te fies trop à ta pagaie
FA et LEGBA sont innocents.
Tels sont les propos Fon de ma mère.
Tu tomberas dans l’eau
Dans l’eau où Bonou le caïman t’attend.
Rameur, piroguier mon ami,
IFA et ALAGBARA n’ont pas choisi ;
Choisis ton destin, m’a soufflé mon Yoruba de père.
Ifa était présent au moment de ton choix,
ALAGBARA était le sphinx sur ton chemin.
Mais le choix est tien.
Conduis-moi
Guide-moi donc
Jusqu’aux quais
où m’attendent
Les rumeurs de ma liberté.
Mon emploi du temps
Est lourd de tous mes rendez-vous manqués.
L’espace est vaste
Et mes désirs
M’échappent.
Et à la croisée de mes lèvres
Ifa m’a demandé
Mon identité comme s’il ne l’a connaissait point.
Et je lui ai donné
Mon nom
Celui de tous les jours
Et IFA a décrété
Que j’étais absent de ce nom.
Ifa m’a demandé
Quel était mon homonyme
Celui que les EGUNGUN m’avaient donné
Celui que ORO avait prêté
A mon double
Celui que GUINNIKÔ
M’avait soufflé dans le nez
Celui que SHENLERU
M’avait sussure
Celui que KPAKRIYAOU Zangbétô-Dahô
Avait émis
En soufflant dans sa trompe
Et j’ai dit à Orunmila
Que je m’appelais O TA CHE
CHI
ORIMI O!
Et le rire d’Ifa
A multiplié les vagues de l’océan.
Rameur
Conduis-moi
Conduis-moi donc
Tout doux, tout doux.
Je te donnerai tout
Sauf
Le nom de ma liberté
Je te livrerai tout
Sauf
La voix de mon Double.
Au bout du chemin
Je me consumerai
Mais mon Double
Retournera chez ADJALLA
Il y aura un pot de plus
Attendant patiemment
Qu’un fœtus
En quête de sa tête
S’en coiffe.
Rameur,
L’eau ruisselle sur la pagaie;
Dans ta barque, je ne suis qu’un passager,
Mais dans la poterie d’ADJALLA
Je demeure,
A jamais.
Vieillard,
Je suis à quai
Montre-moi un endroit
Indique-moi la case de d’hôte
Où je pourrais déposer mes hardes;
Vieillard,
Je suis si sale
Qu’aucune eau
Ne coule quand je me lave
Et depuis l’aurore
La pluie est ma compagne.
Jeune fille,
Dans cette maison
La tornade ne peut se rire de l’étranger.
Indique-moi un lieu
Montre-moi la chambre de passage
Que les ancêtres
Ont réservé aux esprits errants.
Enfant, dans ton château de sable
Dans ton chapeau conique
L’orage ne peut m’atteindre.
Femme,
Ouvre-moi le chemin
Où déposer le poids de ma fatigue.
Mon histoire est longue
Et je ne suis que le commissionnaire D’ADJALLA.
Jeune homme,
J’ai traversé des villes disparues
J’ai conquis des armées de sauterelles
J’ai asséché des océans
J’ai défloré des forêts vierges.
Et à chaque jour du marché Tokpa
Je m’enveloppe dans les plis de la foule
Personne ne m’a jamais chassé ;
Je m’enroule dans le tangage des vacarmes
Je m’infiltre dans l’anonymat du marché aux Serpents
Personne ne m’a fait rebrousser chemin
Et à force de balayer
Tous les marchés du monde
De Kpota vers Adanhounsa
Le jour viendra
Où je trouverai mon Double,
Homme d’outre-ailleurs
Il me cherche aussi.
De par les marchés du monde
De Houndjrotô à l’île de Lété
Et si je le trouve
Il voudra fuir.
Mais une pincée de sable
L’en empêchera,
En attendant ce jour vain,
Jeune fille,
Pour une nuit
Que ta voix me serve d’oreiller
Car demain
La route sera longue
Et pour une fois mon temps est compté.
Poème : Paroles Esotériques PP 123 à 135 tiré du Recueil Le Nouveau Souffle (1986).
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